Bodhicitta et Sahaja
Enseignement de Lama Shérab Namdreul

nagarjuna  le mahasiddha Nagarjuna

Bodhicitta

Selon le Mahavairocanatantra attribué à Nagarjuna, la Bodhicitta est considérée comme la graine (sct. garbha), Maha Karuna (la bonté plénière) est considérée comme l’enracinement et Upaya (l’activité de l’Éveil) définit le fruit.

La Bodhicitta est le joyau caché (1) en le cœur de tout être et dont l’actuation par la bonté plénière de l’émanence (sct. nirmana) rend ses œuvres efficientes (sct. upaya) au bien des êtres.

Bodhi veut dire “Éveil”. Cet Éveil n’est pas un état ni un sentiment ni une démarche. C’est la nature fondamentale de l'esprit (sct. citta, tib. sèm).

Quelle soit au stade potentiel ou actualiseée, la Bodhicitta est présente en tous les êtres quels qu’ils soient. Qu’ils soient illusionnés ou éveillés, la Bodhicitta participe et œuvre en tout les êtres, en chacun de nous depuis des temps sans commencement pour des temps sans fin.

L’actualisation de la Bodhicitta se fait en trois phases : 1) phase de libération, 2) phase d’émancipation et 3) l’Éveil proprement dit.

   1) La phase de libération consiste à dissiper les karmas souillés et les kleshas qui nous empèchent de contacter notre Bodhicitta.

   2) La phase d’émancipation consiste à générer des attitudes favorables à l’épanouissemnt de notre Bodhicitta comme, l’empathie, la compréhension, l’indulgence etc.

   3) L’Éveil s'actualise par la connaissance (sct. vidya, tib. rik pa) de la vraie nature des phénomènes (sct. dharma), co-émergence de clarté-vacuité, et active l’œuvre de la sagesse

Le symptôme commun à la libération d’un arhat ou à l’émancipation d’un bodhisattva ou à l’Éveil d’un bouddha, c’est d’être exempt de mal être existenciel (sct. doukha). Par contre, ce qui fait la différence de ces “accomplissements” c’est le mûrissement du fruit, upaya, qui se fait en vertu de la Bodhicitta depuis la 1ère Terre jusqu’à la pleine maturité de l’activité d’un éveillé.

Bodhicitta désigne donc la nature de l’esprit (sct. Citta) en son Éveil (sct. Bodhi). Cette nature s’articule sous deux aspects co-émergeant (2) (sct. Sahaja) : vacuité (sct; shunyata, tib tong pa nyi) et bonté fondamentale (3) (sct. Mahākaruṇā).

   1) Vacuité, parce que la nature ultime de l’esprit est vide d’entité intrinsèque et vide de caractérité (sct. lakṣaṇa, tib. tsèn nyi).

   2) Bonté fondamentale, parce qu’en vertu de sa vacuité, l’esprit se révèle par une activité (sct. karma, tib. trin lé) mentale de toute justesse, de toute santé, de toute cohérence conséquentielle pour l’accomplissement des deux biens : celui de soi-même et celui d’autrui.

Il n’y a pas deux Bodhicittas comme c’est souvent enseigné, mais deux modalités d’une seule Bodhicitta. L’unité qu’on peut prêter à la nature de Bodhicitta suppose justement cette “réunion” des qualités vacuité et bonté dans une co-émergence synergique et interdépendante.

Cette unité s’oppose à l’idée d’entité. le terme “unité” sous-entend une “réunion” mais qui n’est pas celle de plusieurs entités non plus. Il ne s’agit pas moins d’un continuum d’activation (karma) d’intelligence et de qualité ce qui ne laisse de place ni une once de permanence pour une entité quelconque. C’est en vertu de la vacuité d’entité que s’avère une co-émergence et c’est en vertu de la qualité, qui lui est co-émergente, que s’avère une vacuité d’altérité. Les deux modalités de vide (vide de soi et vide d’altérité (4) participe également d’une co-émergence. Par exemple, c’est en vertu de la vacuité de l’océan que vague et océan sont co-émergents. N’ayant pas quelque chose comme étant un océan, ni quelque chose comme étant des vagues, cela s’exprime en un continuum co-émergent. De même pour la matière, n’ayant pas quelque chose comme étant de la matière, il est un continuum onde-corpuscule. En ce qui concerne l’esprit, n’ayant pas quelque chose comme étant l’esprit, il est un continuum co-émergent de connaissance-apparence.

De même qu’il y a deux modalités de vide, il y a deux modalités de la compassion : 1) La compassion relative à la souffrance des êtres. 2) La compassion savante de l’illusion qui cause la souffrance des êtres.

   1) La compassion relative à la souffrance des êtres.
Cette compassion comprend tous les sentiments qui prennent pour objet le besoin d’être heureux et d’échapper à la souffrance. Elle prend les noms de bienveillance, bonté, charité, pitié, empathie etc.

Cette compassion est temporelle, conditionnelle, palliative et limitée. Elle n’est pour autant pas négligeable, parce qu’elle dispose d’un domaine de compétence et d’une certaine efficacité. Elle dispose de moyens d’actions en connaissance de causes associées (5). Cependant, cette compassion peut être affectée d’un sentiment d’impuissance. Par contre, il faut savoir que ce sentiment d’impuissance est légitime et nous honore. Ne pas l’éprouver relèverait de l’insensibilité, du blindage ou de l’indifférence. Aussi, faut-il comprendre ce sentiment d’impuissance comme une incitation à développer la Bodhicitta avant que l’on cède au découragement, à la résignation ou au cynisme. Ce sentiment d’impuissance vient de l’objet même de cette compassion, la souffrance. La souffrance est le symptôme d’une illusion et comme pour toute maladie, il est vain de traiter exclusivement le symptôme. Il est nécessaire de traiter également la cause fondamentale, l’illusion. 

  2) La compassion savante de l’illusion qui cause la souffrance des êtres.
Étant concomitante à la sagesse qui réalise la vacuité de nos illusions (6), cette compassion est inconditionnelle et spontanée.

De par cette sagesse, cette compassion n’est pas un sentiment mais une intelligence qui comprend l’ignorance (sct. avidya) et les illusions comme étant les causent des tourments (sct. doukha) des êtres. De ce fait, l’impuissance, le découragement et autres entraves n’affectent pas cette compassion. Cette compassion est une intelligence d’actuation qui participe au mûrissement du fruit de l’Éveil (sct. upaya) dont la capacité s’exécute en connaissance d’un effet unique (7), la Bodhicitta des êtres. La bonté plénière (sct. mahākaruṇā) prend ici son plein épanouissement.

Bien que la Bodhicitta soit accomplie et achevée de tout temps et qu’elle n’a pas lieu d’être générée, il est nécessaire de développer les causes et conditions qui permettront de contacter et mettre en œuvre notre Bodhicitta.

Parmi ces causes et conditions :
    1) l’éthique, l’empathie et la vue pure (dénuée d’imputations) sont les engagements qui rassemblent tous les véhicules (sct. yana) ;
    2) en cette vue pure, unifiant samatha et vipassana, couvrir les trois co-émergences du Sahaja.
    3) par l’assumance bienveillante des naissances et des morts, intégrer la Bodhicitta comme étant le Trikaya.
    4) par la maîtrise des deux phases de la contemplation tantrique, consolider les siddhis (accomplissements) jusqu’à la pleine maturité du fruit, Upaya, l’activité de la Bodhi.

 

Esprit de Bodhi et Cœur de Bodhi

Certains commentateurs font une distinction entre Esprit (sct.citta) de bodhi et Cœur (sct. hṛdaya) de bodhi.

S’il faut faire une distinction, je suis d’avis de parler d’Esprit de bodhi (sct. Bodhicitta) tout le temps où se développent compréhensions et expériences et que s’affine une approche de l’Éveil. Ce qui peut correspondre aux trois premiers des cinq chemins de l’Éveil (accumulation, jonction et vision). Sur la fin du chemin de la vision et tout le long du chemin de l’intégration, je serais tenté de parler de Cœur de bodhi (sct. Hṛdayabodhi).

Citta est de l’ordre de l’expérience où l’Éveil reste objet de l’esprit et où subsiste une infime discrimination. Hṛdaya est de l’ordre de l’intégration où l’Éveil relève de l’ipséité de la conscience. Le rapport entre ces deux bodhis peut être, en quelque sorte, rapproché avec celui qui est fait entre « shérab » (sct. prajñā) et « yéshé » (sct. jñāna). Shérab est la conscience dont l’objet est la vacuité des phénomènes et de l’esprit. Cette conscience est acquise par la force du discernement contemplatif (sct. vipaśyanā). Yéshé est la conscience primordiale, la science (shé) innée en sa propre nature. L’unification de shérab et yéshé est l’accomplissement ultime que le tibétain contracte en yèrshé.

 

NOTES

(1) Par “Joyau caché” je fais allusion ici à la notion soufie de Dieu du Trésor “caché” (ar. bâtin) d’où découle trois principes soufis que j’ose comparer au Trikaya bouddhique : théophanie (dharmakaya), images archétypes (sambogakaya) et épiphanie (nirmanakaya).

(2) D’autres co-émergences de qualités définissent la nature de l’Éveil comme vacuité-félicité, vacuité-clarté, vacuité-connaissance.

(3) Bonté fondamentale. Mahākaruṇā est souvent traduit par “compassion” ou “bienveillance”. Cependant, il ne s’agit d’un sentiment mais d’une nature inhérente à l’esprit qui renvoie à un fonctionnement en lui-même de justesse, de bonté et de santé d’âme si je puis dire. Notre Bodhicitta est en œuvre plus souvent qu’on le pense, mais elle n’est par reconnue et actualiser dans sa plénitude.

(4) Plutôt que d’opposer les deux vues, rang tong et shen tong, en vertu de la co-émergence, elles s’avèrent assimilables.

(5) Par cette expression, je définis les moyens d’actions de l’ensemble des sciences humaines et sociales qui contribuent à soulager et améliorer le sort des individus. Leur moyen d’action se fait en connaissance de causes associées à leur discipline.

(6) Trois grandes illusions : 1) l’illusion de prendre pour réel ce qui n’a pas de réalité (altérité et identité), 2) l’illusion d’imputer une caractérité (tib. tsèn nyi) à toute manifestation, 3) l’illusion de prendre pour permanent ce qui est transitoire.

À ces trois on peut rajouter une quatrième : l’illusion de prendre pour une cause de bonheur ce qui est une cause de souffrance. Cette illusion est résultante des trois premières et qui finalement nous font manqués d'intelligence au bonheur..

(7) C’est pour cette raison que je traduis « upaya » par « effiscience ».